« Je n’ai jamais eu un chef derrière moi, ici » : chez Michelin, la recherche de l’autonomie au travail
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Annotated by DAMIEN THOUVENIN
Publié aujourd’hui à 05h45, modifié à 16h06
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ReportageL’usine de pneumatiques de Roanne tente de développer au maximum les marges de manœuvre de ses salariés, pour les « responsabiliser ». Une forme d’« autogestion sous contrôle », particulièrement difficile à généraliser à l’échelle d’un grand groupe industriel.
« Ici le manageur s’occupe de nous et nous, on s’occupe du reste » : impossible de rater ce slogan, affiché sur un grand panneau bleu, à l’entrée d’un îlot de production du site Michelin de Roanne (Loire). Pierre Villeneuve, embauché en 2014 comme vérificateur, et désormais opérateur polyvalent, est plutôt d’accord avec cette phrase : « On peut travailler correctement et sans pression, tout en prenant des décisions au quotidien. On a des objectifs, il faut les remplir, mais je n’ai jamais eu un chef derrière moi, ici. On ne vient pas au travail avec la boule au ventre. »
Cette usine, qui fête ses 50 ans en septembre 2024, confectionne chaque jour 4 000 pneumatiques de haute performance. Ses 841 salariés, qui ont pour tradition de systématiquement se serrer la main pour se saluer, ont aussi pris la main sur des tâches au-delà de leur fiche de poste : dans chaque équipe, certains cumulent la casquette de « correspondants » sécurité, qualité... Ce qui permet aux collectifs de travail de gérer directement le travail au quotidien, et le manageur n’intervient que lorsqu’il y a un problème que les équipiers n’arrivent pas à résoudre.
Redonner davantage d’autonomie aux salariés pour leur offrir un travail plus varié et valorisant est loin d’être une idée nouvelle : depuis quinze ans, le concept d’entreprise libérée désigne les – très rares – entreprises qui ont choisi de réduire le nombre de hiérarchies intermédiaires. Force est de constater que cette philosophie piétine, et ne s’est jamais pérennisée dans les grosses structures qui l’ont testée (Auchan, Decathlon, etc.).
C’est pourquoi, chez Michelin, on préfère parler d’« organisation responsabilisante », pour désigner cette nouvelle manière d’envisager les collectifs de travail. Depuis vingt ans, la multinationale l’expérimente, sur tous ses sites, à l’échelle d’îlots de production d’une trentaine de personnes chacun.
A Roanne, l’entreprise n’a pas supprimé les chefs du jour au lendemain, et elle n’a pas poussé ce nouveau management pour le seul bien-être des salariés. Depuis un « accord de réactivité » signé en 2015 avec la majorité des organisations syndicales, l’usine a complètement redirigé son activité, et adopté un mode de fonctionnement plus flexible pour s’adapter aux commandes des clients... Et ne pas disparaître.
La transition managériale
Il était donc question d’accroître la productivité : puisque l’usine tourne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et que les manageurs ne sont présents qu’en journée, les équipes – chaque îlot est subdivisé en cinq équipes au planning mouvant (plusieurs jours de suite le matin, puis l’après-midi, parfois la nuit et le week-end) – doivent par définition être autonomes.
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Dans la foulée de l’accord, Michelin a investi plus de 150 millions d’euros, notamment pour développer un nouveau procédé d’assemblage, « C3M », avec des machines qui font une sorte d’impression 3D des pneus, sur mesure, avant de les cuire dans la foulée à l’intérieur. Dans les allées du site, ces machines s’étalent à perte de vue, mais quelques ouvriers fabriquent encore des pneus sur leur tambour, où ils appliquent à la main des bandes textiles sur les pneus avant qu’ils soient cuits.
Une fois l’usine sauvée, Michelin concrétise sa volonté de transition managériale. « La coconstruction avec les syndicats coïncidait avec la volonté de Michelin de développer la responsabilisation, assure Vincent Minet, directeur du site. A Roanne, il y avait déjà une culture où on se disait les choses, où la direction et les syndicats se retrouvent tous les mois, pour discuter des grandes orientations du site ».
Un bon dialogue social ne suffit pas : il a d’abord fallu créer du cadre à cette autonomisation, des normes partagées et des indicateurs de performance communs à chaque îlot de production. Maintenant que cela est fait, les salariés sont invités à remettre en permanence en question les méthodes de travail établies, et des réunions périodiques établissent les meilleures pratiques de chaque groupe pour innover.
A l’échelle d’un îlot, trouver l’équilibre prend du temps. « Il y a toujours une tension entre la volonté de donner beaucoup de liberté aux gens, y compris pour modifier les règles, et le besoin de standardisation d’un grand groupe industriel », observe Thierry Weil, professeur de management à Mines Paris-PSL qui a étudié le cas Michelin.
Deux îlots, en production et vérification, sont allés plus vite et ont atteint le plus haut stade de la responsabilisation, que Michelin nomme le « management autonome de la performance et du progrès ». Chaque année, les équipiers s’y autoévaluent et se répartissent l’enveloppe d’augmentations individuelles par consensus. « 80 % du recrutement est fait par les équipes, qui sont très impliquées, explique Nathan Dumas, responsable de l’îlot aspect et retouche. Certains candidats ont passé du temps avec les gars avant que je fasse l’entretien. »
La polyvalence inquiète les syndicats
« Tous les manageurs ne sont pas capables de manager ainsi, de lâcher prise, d’accepter les erreurs », note Vincent Minet. En retrait de l’activité quotidienne et de certaines décisions, le manageur adopte une posture de soutien, notamment pour déployer les compétences des ouvriers pour qu’ils soient autonomes, une tâche qui revenait précédemment aux RH. Les formations internes sont nombreuses dans ce site où les métiers changent vite.
En plus de se former, certains salariés occupent des fonctions supplémentaires, sur la base du volontariat. D’autres participent à des groupes de travail, pour donner leur avis sur les plannings ou la formation. Pour Pierre Villeneuve, qui est par ailleurs tuteur, ce n’est pas une mauvaise chose : « La polyvalence, on la transmet pendant la formation, et tout le temps. Si tout le monde sait tout faire, ça nous facilite le travail au quotidien. »
« J’avais un a priori sur l’usine, le travail à la chaîne, se souvient Corentin Prast, arrivé en 2018 pour conduire des machines. Je m’étais dit : je reste seulement quelques mois. Mais finalement la liberté qu’on nous offre m’a rendu vraiment fier de mon boulot, alors je suis resté. »
Mais l’augmentation des responsabilités ne plaît pas à tous les profils. Et lorsqu’elle est poussée à l’extrême, la polyvalence inquiète les syndicats, surtout lorsqu’elle n’est pas récompensée financièrement. « Un correspondant qualité est sollicité tous les jours. Etre tuteur, ça peut prendre 100 % du temps. Pendant ce temps, les cadences demeurent importantes », relève Laurianne Derail, responsable de la section syndicale CFDT.
« Ce qui nous gêne, c’est la responsabilisation sur des sujets tels que les congés, les choix d’embauche, la rémunération », ajoute Christophe Boussard, délégué syndical SUD. « Ce n’est pas évident d’évaluer les collègues. J’ai eu du mal à m’y faire », constate Aurélien Zuliani, opérateur polyvalent recruté en 2021.
En raison de la complexité et du temps que nécessite ce nouveau management, peu de sites sur les quatre-vingts que compte Michelin dans le monde ont atteint le stade du management autonome. « La responsabilisation est aujourd’hui la base de notre système de production, même si certaines, en Asie ou à Roanne, sont plus avancées », assure pourtant Daniele Rossi, directeur de l’excellence opérationnelle industrie du groupe.
« Aujourd’hui, si on compare 2005 et 2024, il n’y a pas photo, constate Jérôme Lorton, ancien délégué SUD chez Michelin. La responsabilisation existe. Mais c’est tout au plus une forme d’autogestion sous contrôle. » « Le fait qu’on soit montrés en exemple peut être valorisant et handicapant, car ce qui se passe à Roanne n’est pas duplicable, renchérit M. Boussard. Le dialogue social y est bien meilleur qu’ailleurs. »
Lorsqu’elle fonctionne, l’autonomie au travail demeure donc fragile. Pour Thierry Weil, « la réussite d’une démarche de responsabilisation tient aux hommes concernés, à la volonté de la direction et à l’encadrement intermédiaire. En général, ces organisations ont du mal à survivre quand il y a trop de rotations, ou quand un manageur arrive et n’est pas à l’aise avec le système. C’est le sens de l’avenir du travail, mais il faut beaucoup de circonstances pour que ça tienne dans le temps ».